lundi 10 avril 2017

Quel traînard ce Jordan !

(Thème: technique et sécurité dans le gros temps)

Lorsque j'étais à Antigua, j'ai fait une trouvaille que je n'avais pas évoquée jusqu'ici, près d'une poubelle, un traînard de Jordan...! Je n'en croyais pas mes yeux.

N'allez pas croire que j'ai récupéré et accueilli à bord quelque ''routard'' anglais ou amerloque du genre toujours en retard et qui se prénommerait Jordan. 

A quoi ça sert ?

Don Jordan est ( était ? En tout cas il doit être très vieux aujourd'hui semble-t-il) un ingénieur en aéronautique américain, qui, s'appuyant sur ses connaissances et son habitude de gérer des contraintes de calcul qui demandent une extrême rigueur en aéronautique bien plus encore que dans le naval, a eu l'idée et a développé cet instrument, nommé en anglais ''Jordan's drogue''.


Voilà la chose ... en vrac


L'objectif du départ souvent débattu dans les milieux voileux, dans les forums, dans les formations sécurité, repose sur la ou les techniques consistant à sécuriser le bateau dans du très gros temps, par exemple laisser traîner le plus de choses possibles derrière le bateau, comme des longs cordages en boucle, voire une ancre flottante qui est un cône de toile ouvert à sa petite extrémité, une sorte de parachute, pour ralentir le bateau en cas de très grosse mer avec des vagues déferlantes.



Des études faites en bassins de carène ont montré que lorsque qu'un voilier est soumis à une vague déferlante qui mesure en hauteur plus de trois fois la longueur du bateau, il a de fortes probabilités de ne pas résister à un chavirage.

Pour Nomade, ça me ferait quelque chose comme 3 mètres … au-delà je suis en zone de risque. C'est assez peu finalement. Surtout si on regarde une prévision météo, la hauteur de vagues donnée est ce qu'on appelle H 1/3 qui signifie la moyenne arithmétique de la hauteur d'un tiers des vagues les plus hautes, mais si on prend la hauteur vue et vécue plutôt par un observateur sur place elle augmente et on considère alors H1/10 qui donne 1,27 fois H 1/3 . Pour la hauteur des plus grosses vagues réelles il faut prévoir un ratio H100 , soit une vague sur 100 observées, avec une hauteur de 1,52 x H1/3, donc 4,5m maximum réel sur une prévision à 3m.

Tout ça est un modèle mathématique de référence et il y a bien sûr des variantes liées aussi à l'architecture du bateau, quillard, dériveur, quille longue ou courte, entre autres, mais c'est une donnée intéressante qui permet de se situer soi-même dans ce modèle…

Si ce ne sont pas des vagues déferlantes, on peut aller heureusement bien au-delà, j'ai eu des vagues de 5m de haut avec des pointes de vent de plus de 45 noeuds dans les grains dans la transat aller, sans aucun souci dans cet aspect là du risque avec Nomade qui passait bien (c'est moi qui étais crevé, pas lui ...).

Mais dans une prévision météo avec vagues de 3m, qui est une valeur relativement modeste en plein océan je pourrais donc avoir des vagues réelles de 4,5m, donc danger réel si le vent forcit, que la mer est croisée par exemple et que ça se met à déferler…car ce qui caractérise la déferlante est la masse d'eau en crête qui se déplace à la vitesse de la vague et qui retombe sur … le bateau … des tonnes d'eau avec une force qu'on n'imagine pas …

Bien sûr les conditions de chavirage sont dépendantes d'autres facteurs, notamment sur la manière dont on conduit le bateau pendant ces conditions, je ne développe pas ici.



Le risque majeur dans de telles conditions est que dans la mesure où on met le bateau ''en fuite'', vent et vagues par l'arrière, à sec de toile ou juste avec un tourmentin cette toute petite voile de tempête à l'avant ( car on ne peut guère plus faire autrement, et si on le laisse aller travers à la vague, on chavire aussi et à coup sûr !) le phénomène de déferlante va avoir tendance à faire en sorte que:

  • l'avant du bateau plonge dans le creux de la vague passée
  • et enfourne dans la masse d'eau et freine
  • pendant que l'arrière est poussé vers le haut et accéléré par la déferlante suivante

Le résultat peut être que le bateau ''sancit'' c'est à dire se retourne ''cul par dessus tête''.... pirouette ... cacahuète ... l'avenir du voilier et de son skipper s'assombrissent méchamment d'un seul coup !



J'avais déjà à bord une ancre flottante. Mais elle peut s'avérer insuffisante, car elle risque de fonctionner par à coups de tension et détente au gré des vagues puissantes et dans ce cas elle n'est passez garante d'empêcher un chavirage.



Comment ça marche ?

Le trainard de Jordan est constitué d'un long cordage, 50 mètres dans le cas de celui que j'ai trouvé … près d'une poubelle! … et le long duquel sont répartis des petits cônes de toile espacés de 65 cm, il y en a 75.



  







L'effet produit est que la traction de freinage est répartie tout au long du cordage, donnant un amorti se répartissant sur les différent trains de vagues, et cela évite à l'arrière du bateau d'être propulsé (et soulevé) par la déferlante, il se stabilise mieux cul à la vague et 'bouchonne'' en surface.
Un effet souvent décrit dans les témoignages est que dans ce cas, énormément d'eau arrive dans le cockpit et qu'il convient d'être calfeutré à l'intérieur, d'une part, et d'avoir un panneau de descente en cabine bien solide ... j'ai renforcé les miens il y a quelque temps.

A la lecture de ceux qui ont utilisé ce système, le bateau est vraiment bien amorti et certains ont passé de grosses tempêtes dans un niveau de sécurité très amélioré.

On trouve pas mal de littérature sur internet à se sujet, y compris des témoignages vraiment édifiants, comme par exemple dans cet article de Yachtingworld (http://www.yachtingworld.com/features/a-jordan-series-drogue-63180) en anglais, mais à lire pour ceux quui lisent l'anglais et que le sujet intéresse.

On trouve également un rapport d'études très complet des Coast Guards américains sur les trainards et ancres flottantes, sur internet en ligne, il démontre l'utilité du Jordan's Drogue ( chercher ''droguecoastguardreport'', c'est en anglais, mais c'est très très technique, très pointu, il y a même des annexes de code programme pour les simulations mathématiques dans les annexes).

Ils ont fait l'étude par modélisation puis en échelle réelle, ils l'ont aussi modélisé dans les conditions de tempête de la fameuse course du Fastnet en 1979 qui fit de nombreuses victimes.

Leur rapport dit à un moment ceci:

''With a drogue deployed, a well-designed and properly constructed fiberglass boat should be capable of riding through a Fastnet type storm with no structural damage...''

( Avec un traînard déployé, un bateau en fibre de polyester bien conçu et correctement construit devrait être capable d'évoluer dans une tempête de type Fastnet sans dommage structurel)  Et j'ai l'audace de penser que Nomade est ''well-designed and properly constructed'' ...alors!



Ce système plutôt prisé dans le monde de la navigation anglo-américain a sauvé des vies.

Jordan n'a jamais voulu breveter son invention, c'est tout à son honneur et c'est - paradoxalement – très américain de laisser gratuit et libre de droits des créations ''utiles'' ( on trouve par exemple des guides de navigations gratuits sur internet, très bien faits, sur les zones des Caraïbes, sur freecruisingguides.com, et aussi la NOAA américaine met à disposition en téléchargement gratuit toutes les cartes marines numériques de côtes US là où notre SHOM national, nationalisé car dépendant de la marine nationale et donc payé par nos impôts ne laisse absolument rien de gratuit aux cochons de contribuables que nous sommes en matière de cartographie marine, il faut tout payer, et parfois bien cher, donc deux fois, par l'impôt et par le prix d'achat ( plus la TVA … trois fois ?) – voilà c'est dit – allez comprendre la logique par rapport à un pays réputé ultra-libéral mais où la culture du gratuit sur certains domaines est bien plus forte que chez nous les champions du mélange des genres… !!!) et donc Jordan l'a laissée libre de tout droit et il est par conséquent impossible de trouver à en acheter, ( en France aucune source) par contre on trouve des sites internet à propos de sa fabrication.

Toujours est-il que je fus vraiment très étonné de trouver ce traînard de Jordan auprès d'une poubelle, en pensant sur le moment ''les gens jettent vraiment n'importe quoi'' … puis dans l'enthousiasme de la trouvaille de ce système dont j'avais déjà beaucoup lu auparavant et que j'avais laissé de côté, trop compliqué à en trouver ou fabriquer un, j'ai aussi pensé quelque chose comme ''...on dirait un cadeau du ciel...'' car ça paraît incroyable de trouver un truc pareil dans une poubelle, ou plutôt posé à côté … un truc de nature à te sauver la vie, rien de moins !!

Je me suis empressé de le récupérer à bord (j'essayais de le faire discrètement car je pensais que c'était pas possible, une erreur, enfin pas normal, quoi …) et de l'ausculter.

Le lendemain matin les poubelles et ce qui traînait à côté avaient été vidées … C'eût été trop tard !

Il est en bon état avec son gros cordage épissuré et un gros émerillon d'attache sur l'arrière du bateau pour que l'ensemble puisse pivoter sans faire de noeuds, et à part quelques cônes (parmi les 75 ) dont la toile est un peu effilochée au bord, il est ''en état de service'', j'ai juste à y ajouter un petit bout de chaîne d'un mètre à l'extrémité pour que le cordage soit maintenu immergé en traction.
Il est désormais précieusement lové et rangé dans un sac, en espérant n'avoir jamais à m'en servir, mais savoir que je l'ai, déjà, c'est un gros plus pour l'équipement de sécurité de Nomade... et pour ma tranquillité d'esprit.

Et avec un routeur pro à terre en liaison qui plus est … je joue solitaire aussi sur la route retour réputée plus dure à priori, et plus susceptible de pièges météo, certes, mais je joue sécu autant que faire se peut …
En avril, prépares toi tranquille
En mai, fonces s'il te plaît !


1 commentaire:

  1. Bonjour Dominique ,
    Depuis plusieurs jours je lis avec grand plaisir votre blog ,et je vais suivre avec attention votre transat retour . Il y a plusieurs raisons ... Même tranche d'âge ,même bateau Dehler 31 de 91 pour moi aussi, acheté au même endroit Le Crouesty,au chantier du Redo ,pour le mien , une transat en octobre 2016 au départ de ce même port ,ponton C7 , une escale a La Corogne et 31 jours plus tard Cayenne , avec le même temps a grains .Pas de transat de retour prévue

    Bonne traversée a vous

    JPBoulay

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